Themes
![]() ![]() ![]() |
MÉDAILLE COMMÉMORATIVE DE L’EXPOSITION UNIVERSELLE 1889 | 10/12/2020 Informations MÉDAILLE COMMÉMORATIVE DE L’EXPOSITION UNIVERSELLE 1889 Il arrive que des faits marquants, qui ont été au centre des préoccupations médiatiques et politiques de l’époque, tombent néanmoins rapidement dans l’oubli, tant ils sont éclipsés par l’intense éclat d’un événement exceptionnel qui, presque seul, s’est installé dans la mémoire collective. Il arrive aussi qu’un collectionneur fasse acquisition d’une médaille qui l’intrigue suffisamment pour le conduire à essayer de reconstituer son contexte historique, et tenter de comprendre la singularité de l’objet qu’il tient en main. C’est le cas ici, avec un module clairement lié à l’Exposition universelle de 1889. Cette dernière est sans conteste associée de manière indéfectible et presque exclusive à la construction de la Tour Eiffel. Plus d’un siècle après, le monument demeure l’un des plus visités au monde. Elle est un témoignage historique éclatant de la place éminente de la France en matière d’innovation technique, de génie industriel à la fin du 19e siècle. Elle est le signe d’une audace architecturale et technologique extraordinaire. Au-delà du géant de métal, le déploiement de nouvelles technologies et d’innovations industrielles est, de fait, l’un des éléments particulièrement saillants de la manifestation : le Palais de l’Industrie, construit à l’occasion de l’Exposition de 1855, est le premier bâtiment d’une telle taille à être électrifié ; les fontaines lumineuses de Coutan enchantent le public1. La Galerie des Machines est à l’époque la plus vaste structure métallique jamais construite (plus de 48 000 m², soit presque 5 hectares)2 ; de nombreux modèles de machines à vapeur sont présentés, l’industrie textile montre toutes les nouveautés dans ses processus de fabrication. Ces dimensions technologique, technique et scientifique dominent. L’Exposition universelle est résolument tournée vers l’avenir, vers le progrès : nous tenons probablement l’idée générale qui reflète le mieux cet événement dans l’imaginaire collectif. Or, le projet initial est quelque peu différent puisqu’il est d’abord et avant tout placé sous le signe de la commémoration du centenaire de la Révolution française. Cette célébration en fait un enjeu diplomatique et géopolitique de premier plan. Les grandes monarchies européennes, influencées par l’Allemagne, boycottent officiellement la manifestation, car la Révolution française est reliée au régicide de Louis XVI, doublée d’une quasi-guerre civile. Les diplomates français ont beau indiquer que « 1793 n’est pas 1789 », que la Terreur ne saurait résumer l’ensemble de la période, rien n’y fait. En revanche, des régimes républicains comme les USA ou la Suisse répondent favorablement à l’invitation. Le continent américain est du reste particulièrement bien représenté, puisqu’il compte à lui seul la moitié du contingent des pays prenant part à l’Exposition de manière officielle – 17 sur 35 nations. Cette présence significative contribue à mettre en échec la stratégie d’isolement orchestrée par un Otto von Bismarck en conflit avec le kaiser Guillaume II, et bientôt à bout de souffle politiquement, puisqu’il sera contraint à renoncer au poste de chancelier quelques mois plus tard, en mars 18903. En outre, la présence d’exposants à titre privé, originaires des grands pays ayant officiellement renoncé à l’Exposition, achève de donner une réelle dimension internationale à l’événement, considéré comme le point de départ du rapprochement franco-russe. Enfin, la qualité d’accueil des visiteurs étrangers, dont le nombre est conséquent4 (1 million et demi, dont 200 000 belges, 400 000 anglais, 160 000 allemands) invalide frontalement les propos officiels émanant des régimes monarchiques, qui insistaient sur la xénophobie et la violence potentielle du peuple français. D’une manière générale, l’événement est un succès retentissant, puisque plus de 30 millions de visiteurs sont venus au cours des 186 jours d’ouverture, du 10 mai au 31 octobre 18895. La commémoration polémique de la Révolution prend une dimension concrète pendant l’Exposition. Elle s’incarne dans un espace dédié : une reconstitution de la Bastille et d’un quartier attenant, la rue saint-Antoine. Réalisée près du Champ de Mars, elle n’est pas située au cœur de l’Exposition, mais elle est néanmoins à proximité immédiate, face à la spectaculaire galerie des Machines. La « nouvelle Bastille » n’intègre pas non plus le programme officiel. Elle est portée par une initiative privée, financée par un industriel ayant fait fortune dans la céramique, M. Jean-Marie Perrusson. Elle s’anime et prend vie grâce à un architecte dont on sait seulement qu’il est élève de Viollet-Leduc, M. Eugène Colibert. Ce statut privé autorise une certaine latitude à ses organisateurs. Ainsi, l’animation s’inscrit dans un autre horizon temporel. Elle précède l’Exposition universelle et lui survit, puisqu’elle est inaugurée en grande pompe en 1888 et s’achève à la fin de l’année 1891. Évidemment, il n’est pas très difficile d’y lire les efforts et manœuvres des responsables politiques français qui cherchent à maintenir un fragile équilibre. Il s’agit de limiter le courroux des voisins européens et circonscrire la portée de l’incident géopolitique tout en célébrant, malgré tout, ce pourquoi on l’organise : le centenaire de la Révolution. De fait, les apparences sont relativement préservées : « l’Exposition rétrospective » de 1789 n’est pas dans la zone officielle, mais sur le trottoir d’en face. Elle est certes réalisée sur fonds privés, mais elle est néanmoins inaugurée en présence du Président du Conseil, Charles Floquet, le 10 mai 1888, devant un aréopage de personnages publics de premier rang6. Celui-ci n’y prononce pas de discours, mais « improvise » quelques mots, pour reprendre l’expression de la presse de l’époque.
Puisque le « décor de l’époque » est planté, il est temps de passer à l’examen de la médaille elle-même, souvenir et témoignage remarquable de cette recréation de la forteresse parisienne dans une partie de son environnement urbain. Au revers, en bas de la scène, un blason indique deux dates : 1369 figure le début de la construction de la Bastille, 1789 sa destruction. Il est placé devant un faisceau croisé d’armes, avec des hallebardes et des fusils équipés de baïonnette, un élément de décor qui paraît souligner les quatre siècles d’existence de la citadelle. On y trouve également une menotte, rappelant la fonction de prison du bâtiment. Sous l’une des armes, le nom du graveur est inscrit. Il s’agit d’Alphonse Desaide (1850-1911). La palette de cet artiste est assez étendue : il a laissé un ensemble conséquent d’œuvres en tant que graveur, mais il est surtout connu comme fabricant de médailles et décorations – on trouve ainsi des objets signés Desaide dans sa première qualité, et Desaide edit. pour la seconde. On ne connaît malheureusement pas grand-chose du graveur. A notre connaissance, il n’existe par exemple pas de catalogue ou de travail de recherche qui soit inspiré de et par son œuvre. Il est moins connu que d’autres médailleurs, car il vit à une époque particulièrement riche en talents artistiques incontestables, qu’il s’agisse de Roty, Chaplain, Daniel-Dupuis, Bottée, Dubois, ou encore Patey. Au dessus du premier tiers de la composition figure un grand espace libre, parcouru ça et là de végétation, dans lequel évoluent quelques personnages qui semblent pointer du doigt ou d’un bras un bâtiment massif, ceint de quatre tours apparentes et entouré d’un talus ouvragé : la Bastille. Les figurants – dont on devine qu’ils sont costumés comme en 1789 - paraissent déambuler vers une porte colossale, en forme d’arc de triomphe à trois arches, à droite de la forteresse : la Porte St Antoine, qui était protégée par la Bastille. Le dernier tiers de la médaille est constitué par un ciel relativement nuageux, plutôt avare en détails et qui laisse un espace important pour qu’un texte supplémentaire y soit inscrit – ce qui est le cas pour au moins une autre médaille vendue aux enchères dans une salle nantaise il y a quelques années7. Il convient de dire un mot de cette Porte saint-Antoine telle qu’elle est représentée : la reconstitution de 1889 prend en effet une petite liberté avec la réalité historique, puisque « l’arc de triomphe » est détruit en 1778 ou 1788 selon les sources. En tout état de cause, les gravures, dessins, qui tentent de reproduire la prise de la Bastille ne comportent pas une telle structure avant de pouvoir accéder à la porte de la citadelle. Il faut cependant reconnaître que l’imposante construction marque de façon spectaculaire l’entrée dans cette attraction8. L’effet visuel devait être impressionnant pour les visiteurs et c’est ce qu’Alphonse Desaide parvient à nous restituer en conférant des dimensions tout à fait respectables à cette Porte dans sa composition. Par ce choix de placer ensemble les deux bâtiments, conjugué à la riche combinaison symbolique du bas de la médaille, l’artiste célèbre à la fois 1789 et 1889. Il rend hommage aussi bien à la Révolution qu’à l’Exposition universelle ; à la « vieille Bastille » tout autant qu’à la « Nouvelle Bastille ». De l’autre côté de la médaille, à l’avers, la figure de la République française est de Louis-Oscar Roty. Il n’a pas encore le statut du créateur de la Semeuse mais il est déjà reconnu comme l’un des médailleurs les plus talentueux de sa génération : lauréat du grand Prix de Rome (1875), il est entré à l’Académie des Beaux-Arts (1888). Il s’agit d’un buste féminin à gauche, coiffé d’un bonnet phrygien et d’une couronne de laurier. Cette composition est sans doute l’une des plus utilisées parmi les œuvres de Roty9, avec la République casquée, et connaît une popularité tout à fait tangible10. Dans l’absolu, on sait que cette allégorie de la République avec l’attribut révolutionnaire s’est imposée au cours de la décennie 1880 grâce au travail de Maurice Agulhon11. Cette médaille nous paraît singulière à double titre. D’abord parce qu’elle semble rare, difficile à trouver de nos jours. Nous n’avons recensé que trois exemplaires jusqu’à présent – mais il ne s’agit que d’un pointage personnel et empirique12. Ensuite, parce que son message symbolique est très éloigné des modèles les plus courants pour l’Exposition universelle de 1889. Sur le plan quantitatif, les recherches sur les sites de vente, qu’ils soient exclusivement en ligne ou bien en salles, font ressortir de manière prédominante un quatuor de médailles, qui se classent dans deux catégories différentes. Nous observons d’abord les médailles officielles, résultat d’un concours organisé par arrêté ministériel du 11 mai 188913, et qui identifiait deux sortes de médailles : celles de récompenses et les commémoratives. La médaille proposée par Louis Bottée a été choisie pour être la médaille des récompenses. « Elle porte : 1° sur l’avers, une composition allégorique à deux personnages (la Science couronnant le Travail), une vue générale de l’Exposition et l’inscription « Exposition universelle - 1889 » ; 2° sur le revers, une Renommée embouchant sa trompette et appuyée sur un buste de la République, les mots « République française » et un cartouche sur lequel se trouve gravé en relief le nom du titulaire ». Le projet de Daniel-Dupuis est élu comme médaille commémorative et porte « 1° sur l’avers une tête de République couronnée d’olivier, avec l’inscription « République française » ; 2° sur le revers, une allégorie (la France tenant en main une branche d’olivier s’appuyant sur un jeune enfant et couronnant le Travail), une vue générale de l’Exposition, l’inscription « Exposition universelle » et un cartouche avec les mots « Paris - 1889 »14. Le tirage de ces 2 modèles n’est pas connu, mais il est sans doute assez significatif. En effet, le nombre des récompenses est extraordinairement élevé. Même si une partie prend la forme d’un diplôme, la majorité se matérialise par une médaille. Lors de l’édition de 1855, déjà à Paris, 24 000 exposants étaient présents, et 11 000 récompenses avaient été distribuées. En 1889, 60 000 exposants ont pris part à l’événement et 40 000 distinctions ont été accordées, ce qui est considéré comme une anomalie15 - le ratio « récompenses / exposants » passant d’à peine 1 pour 2 en 1855 à 2 pour 3 en 1889. Par conséquent, la médaille imaginée par Bottée a probablement été frappée à plusieurs milliers d’exemplaires, et même quelques dizaines de milliers, ce qui explique sa fréquence dans nos recherches : par exemple, sur le site Cgb.fr, parmi les ventes passées, 33 % des résultats à la requête « médaille exposition universelle 1889 » au 15 octobre 2020 concernaient ce modèle. Quant à la médaille commémorative, nous supposons que le nombre de frappes est assez important, puisque le modèle est assez courant dans les ventes16. Néanmoins, au regard du calendrier, leur distribution est nécessairement intervenue tardivement, et du coup, sans doute massivement : le concours s’ouvre le 11 mai, pour une période de deux mois afin de donner un temps suffisant pour déposer les projets, soit à la mi-juillet. Les lauréats disposaient ensuite de deux mois pour livrer les instruments nécessaires à la frappe, soit mi-septembre, alors que le terme officiel de l’Exposition était fixé au 31 octobre.
Les deux autres médailles sont des souvenirs à destination des nombreux visiteurs, et dont on peut imaginer une disponibilité dès l’ouverture de l’Exposition. La première est un « souvenir de l’ascension de la Tour Eiffel ». Cet « accomplissement », réalisé par près de 2 millions de personnes lors de l’Exposition, constitue en fait un genre à lui seul : plusieurs dessins, plusieurs légendes sont disponibles. Quand on explore le site Cgb.fr, avec les mots clés « exposition universelle 1889 », dans la catégorie médailles, un quart des résultats (29 des 121 modèles) au 15 octobre 2020 y fait référence. Nous pouvons noter une forme de surreprésentation de ce type de médailles, puisque seulement 6 % des visiteurs ont réalisé cette montée – ce qui tend à démontrer une plus forte inclination à rapporter ce type de souvenirs dès lors que l’on a « conquis » la Tour Eiffel. Enfin, le dernier modèle est une étonnante réédition d’une médaille de 1878 imaginée par Désiré-Albert Barre (1818-1878). Frappée sous l’égide de l’administration des Monnaies, elle comporte une mention « centenaire de 1789 », qui prend la place de la légende : « administration des monnaies – exposition universelle 1878 ». On observe à l’avers une tête de République pour le moins surannée, les cheveux libres, ceinte d’un bandeau « suffrage universel ». Sur le site Cgb.fr, cette médaille représente 32 % des résultats, ce qui signifie que cet objet a connu des ventes tout à fait substantielles à l’époque, représentant une part probablement importante du volume total. D’autres modèles semblent avoir été « ressuscités » à l’occasion de la manifestation, mais plus à la marge, à l’image du modèle « Cérès », déjà présent en 1878 – mais l’allégorie est largement détestée dans l’opinion publique, ce qui peut expliquer sa rareté. La comparaison entre ce carré de médailles les plus fréquentes et notre modèle fait apparaître aux moins deux différences majeures. Tout d’abord, les références graphiques à la Révolution sont absentes. Pourtant, 1789 est une année puissante sur un plan visuel : serment du jeu de Paume, prise de la Bastille, abolition des privilèges. Ces épisodes clés ont du reste fait l’objet de représentations sous forme d’estampe17, de peinture18 ou de haut-relief19, mais ils ne sont guère repris en 1889. A l’inverse, la Tour Eiffel est omniprésente ou presque. Par ailleurs, la République française fait l’objet de représentations très hétérogènes : une femme coiffée d’un cimier (Louis Bottée), ou bien dotée d’une coiffure complexe d’où émergent des branches d’olivier (Daniel-Dupuis), ou encore ceinte d’un bandeau (Barre). Seul Louis Bottée se montre un peu plus audacieux, puisqu’il place une République française avec un bonnet phrygien, mais de dimension modeste, et sous la forme d’un buste, comme on en voit dans les mairies. Or, nous savons grâce à Maurice Agulhon que les années 1880 voient le triomphe de Marianne, arborant le bonnet phrygien, à la fois dans l’espace privé et dans l’espace public. Pour autant, le succès n’est pas complet puisqu’il faudra attendre presque une décennie supplémentaire pour que l’État adopte officiellement ce type de symbole, en matière monétaire et philatélique20. Au cours de cette décennie, les choix de l’administration des Monnaies, du ministère des Finances sont souvent pusillanimes et conservateurs, ce qui peut expliquer l’absence d’un tel symbole dans les modèles officiels et dans ceux réalisés sous l’égide du ministère.
Pour revenir à notre médaille, les deux caractéristiques saillantes peuvent ainsi s’exprimer : nous sommes en présence d’une Bastille, référence tout à fait explicite aux événements de 1789, et d’une République française assumant pleinement son bonnet phrygien révolutionnaire. Pour être complet, nous avons bien trouvé quelques médailles comportant la forteresse parisienne, mais jusqu’à présent, elles sont toutes sans signature – et elles se rencontrent peu fréquemment. En outre, certaines de ces œuvres très artisanales figurent ou rappellent d’autres scènes, notamment le Serment du jeu de Paume. Comment expliquer un tel phénomène ? Une première piste serait l’échec commercial, populaire de l’attraction. Or, il n’en est rien. Au contraire : la reconstitution recueille quantité de critiques très positives. C’est le cas du Figaro du 3 janvier 1888, qui compte un long article sur le sujet, au ton assez enthousiaste. Le Monde Illustré du 28 avril 1888, à quelques jours de l’inauguration, y consacre plusieurs pages où figurent des dessins, le plan et une description de l’attraction. L’Intransigeant du 30 avril 1889 constate : « on sait quel a été le succès de la nouvelle Bastille l’an dernier. Elle se présente au public cette année avec de nouvelles attractions ». Dans le Pays, du 26 août 1889, on peut lire ces lignes : « La période des vacances amène, depuis plusieurs jours, une recrudescence de visiteurs à la Nouvelle Bastille. Un grand nombre de maires, qui ont participé au banquet du Palais de l’Industrie, sont venus par groupes assister à la Prise de la vieille forteresse, qui a lieu tous les soirs à 9h30. (…) On voit bien maintenant le côté populaire et attractif de ce spectacle grandiose et pourquoi il y a foule tous les soirs à la Nouvelle Bastille, avenue de Suffren, en face le Palais des machines. Hier on y signalait la présence du major général Weber, chef du génie militaire de l’armée anglaise et du duc de Beaufort ». La liste d’articles célébrant cette réussite est longue : il ne s’agit pas ici d’en faire un inventaire exhaustif. Leur lecture ne laisse planer aucun doute sur le fait que la réplique de la Bastille attire une foule conséquente. Sur le fond, la reconstitution a plusieurs objectifs : elle est à la fois un lieu de spectacle et de fête (l’église sainte-Marie, par exemple, est en fait un théâtre dans la version de 1889) et un lieu de témoignage historique. Sur ce point, la lecture de la presse de l’époque nous livre une image intéressante, car la qualité de la restitution des faits devient rapidement un sujet fécond – et âpre – de discussions. L’un des quotidiens les plus en vue de l’époque, Le Gaulois, donne ainsi la parole à Victorien Sardou, le 14 mai 188821, un auteur dramatique reconnu comme expert sur la période révolutionnaire, et bientôt appelé à connaître une renommée encore supérieure avec la parution de Madame Sans-Gêne en 1893. Celui-ci identifie quelques inexactitudes sur le plan architectural : par exemple la présence de la porte saint-Antoine, l’axe de celle-ci, mais celles-ci sont considérées comme des « erreurs de mise en scène ». Les conditions et la portée des emprisonnements, la place de l’arbitraire incarnée par les lettres de cachet, concentrent l’essentiel de ses récriminations. D’après lui, le régime de la détention était plutôt clément et il s’en prend au statut des cachots : lieu principal de l’incarcération pour les uns, punition exceptionnelle pour les autres. Il dénonce une lecture politique de la réplique de la forteresse-prison : « cette exhibition est faite pour réveiller dans les âmes naïves l’horreur de la tyrannie… la tyrannie de Louis XVI !!! ». Les propos de Victorien Sardou sont repris dans la Croix, dès le lendemain, le 15 mai 1888. Ils suscitent des réactions, et il paraît clair que la polémique n’a pas désenflé tout au long de l’existence de la réplique de la Bastille. Par exemple, on trouve un article en première page du Petit Parisien – en fait un édito, daté du 27 janvier 1889, intitulé « le prisonnier de la Bastille ». Il commence de cette façon : « Il a paru original, récemment, dans quelques Revues, de publier une série d’articles où l’on s’attachait à démontrer que les prisonniers de la Bastille n’étaient point si fort à plaindre, qu’il y avait une forte part de légende dans les mauvais traitements qu’ils ont subis (…) ». La suite de l’article expose le contenu d’une correspondance privée d’un ancien prisonnier, le baron Hennequin, qui décrit la dureté de son emprisonnement. Au fond, on observe un affrontement entre des parutions très conservatrices ou monarchistes (Le Gaulois, La Croix) et des quotidiens plus ancrés dans le camp républicain, qu’il soit modéré ou radical (le Petit Parisien, le Temps), autour de la nature de la monarchie en général et de Louis XVI en particulier. Il ne s’agit pas ici d’arbitrer le débat, mais de constater qu’une polémique aussi vigoureuse est assurément un facteur qui n’a pu que contribuer au succès de la Nouvelle Bastille. Le parfum du scandale dissuade rarement les gens d’aller voir par eux-mêmes, bien au contraire. Puisque cette première hypothèse d’un échec populaire paraît devoir être écarté, nous pensons raisonnable d’imputer la discrétion des objets commémoratifs à deux motifs. D’abord, elle est liée à la place éminente de la Tour Eiffel dans l’Exposition, qui fait que chacun veut ramener un souvenir en rapport avec celle-ci. Elle focalise l’attention, elle peut aboutir, hier comme aujourd’hui, à « écraser » toute autre image. Il s’agit du reste d’un sentiment que les touristes qui visitent Paris peuvent encore ressentir de nos jours : ramener une Tour Eiffel en modèle réduit paraît souvent incontournable. L’autre facteur réside dans la nature privée de la « Nouvelle Bastille », à une époque où les termes « produits dérivés », « merchandising » n’existent pas encore en tant que tels. Nous émettons l’hypothèse que les organisateurs n’ont pas pris en charge cet aspect-là, soit parce qu’ils n’ont pas pu le faire, soit parce qu’ils n’en ont pas vu un intérêt particulier se dégager. Cette absence a été palliée par des initiatives très artisanales ou par des fabricants particuliers, tels A. Desaide. Nous postulons donc que le revers de cette médaille devait être inscrit au catalogue Desaide, entre 1888 et 1892. Nous ignorons, néanmoins, si l’ajout du modèle a été motivé par une première commande, ou bien s’il s’agit d’une décision, d’une envie du graveur. En revanche, il est certain que la commercialisation était liée à des commandes tangibles, qui devaient s’effectuer à un moment différent de la visite, évidemment plutôt a posteriori. Il est difficile d’imaginer qu’elle fût disponible sur place, avec un certain volume déjà frappé – ce qui aurait constitué un pari financier assez peu raisonnable. En revanche, les médailles qui sont aujourd’hui les plus communes répondent à une logique différente. Les contingences budgétaires sont évidemment différentes quand on s’inscrit dans un cadre officiel, avec un budget dédié comme pour les médailles officielles. De même l’administration des Monnaies pouvait se permettre de constituer un stock, comme la réédition de la médaille de 1878, car le risque financier n’est pas de même nature que pour un industriel privé. Par ailleurs, cette double dynamique, qui conduit à limiter la visibilité de la reconstitution de la Bastille dans les objets commémoratifs, devait clairement arranger l’État français. Cette faible disponibilité limitait la probabilité de ramener un objet polémique, source de réactions potentiellement hostiles à l’étranger. Pour finir, le compromis bâti autour de la reconstitution conduit à cette forme de paradoxe : en dépit d’une polémique bien attestée, la Bastille a conquis le public, elle a été le siège d’une intense ferveur républicaine. Elle n’a certes pas eu la longévité de la Tour Eiffel – qui devait subsister pendant 10 ans avant d’être démontée. Néanmoins, ses trois années d’existence auraient pu lui assurer une place dans la mémoire collective de la nation. Il n’en est rien. Elle a sombré dans un oubli assez profond. Rien n’a été assez puissant pour éclairer cet épisode singulier. Même s’il existe quelques documents, des affiches, des photos détenues par des personnes privées, par la BNF ou dans des musées, les objets en rapport avec cette attraction demeurent malgré tout assez rares et ils sont rarement montrés. C’est peut-être ce qui explique l’absence d’empreinte d’un événement pourtant assez exceptionnel. Guillaume CHASSANITE 1 - Voir par exemple le Monde Illustré du 12 octobre 1889, p 330 et s. 3 - Brigitte Schroeder-Gudehys, Les grandes puissances devant l’Exposition universelle de 1889, Le mouvement social, n°149, oct-déc 1989, pp 15-24 4 - Alfred Neymarck, Ce que la France a gagné à l’exposition de 1889, Journal de la société statistique de Paris, tome 31 (1890), p. 79-96 5 - Ibid. L’inauguration officielle se situe au 6 mai 1889, le lendemain du centenaire de l’ouverture des Etats Généraux, le 5 mai 1789 6 - Gil Blas du 11 mai 1888 « M. Pierre Legrand, ministre du Commerce et de l’industrie, (….) le préfet de la Seine, le préfet de police et le chef de la police municipale (…) le maréchal de Mac Mahon, le général Saussier, gouverneur de Paris (…) Clémenceau, Henry Maret, Barodet, Achard, de Monteaux, Camille Pelleton, A. Pichon, Mesureur, Millerand (…) etc., députés » Gil Blas relate la prise de parole - prétendument improvisée - du Président du Conseil, qui profite manifestement de l’occasion pour égratigner « l’étoile montante » de l’arène politique française : le général Boulanger, auquel les bonapartistes, et bientôt les monarchistes, se sont ralliés. Il dit ainsi « si l’art a reconstitué (…) la vieille Bastille, nul ne sera jamais assez fort pour rétablir dans la France libre la prison que renversa 1789. Nous sommes hostiles à toutes les restaurations. Nous ne voulons rien relever de ce que nos pères ont abattu. Ils ont renversé les idoles de quinze siècles, aucun de nous n’est prêt à s’incliner devant des idoles de quinze jours ». 8 - Du reste, un autre accès existe, qui reconstitue la porte de la Conférence de manière spectaculaire. Dans les deux cas, il y a donc une certaine licence prise avec la réalité historique. Elle est assumée pour la seconde entrée, car elle est détruite plusieurs décennies auparavant, en 1730. Elle n’est pas identifiée en tant que telle à l’époque, notamment par la presse, qui situe la destruction en 1788. 9 - Le musée d’Orsay possède une frappe d’essai datée de 1886, au numéro d’inventaire MEDOR 1386 10 - Nous avons en notre possession un catalogue d’Arthus Bertrand de 1923-1924 : la République de Roty en bonnet phrygien est inscrite dans le catalogue en page 5, et sert de couverture aux deux fascicules des prix. Par ailleurs, il suffit de taper « médaille Roty » dans n’importe quel moteur de recherche : une partie significative des résultats renvoie à ce type de figure. 11 - Cf Maurice Agulhon, Marianne au pouvoir, L’imagerie et la symbolique républicaines de 1880 à 1914, Flammarion 12 - Celui en notre possession, l’exemplaire vendu en salle de ventes à Nantes, un exemplaire à la Yale University Art Gallery 13 - Exposition universelle internationale de 1889 à Paris. Rapport général. Tome troisième. Exploitation, services divers, régime financier et bilan de l’exposition universelle de 1889, p 327 et s., 14 - op.cit., p.330 15 - op. cit., p.325 16 - Sur le site CGB.fr, toujours à la date du 15 octobre, 15 % des résultats correspondent à cette médaille 17 - Estampe de la Nuit du 4 août, de Charles Monnet, conservée au musée de la Révolution française, 1789 18 - Serment du Jeu de Paume, Jacques-Louis David, 1791-1792 19 - Nuit du 4 août, haut-relief en bronze de Léopold Morice, Monument à la République, Place de la République, Paris, 1883 21 - Le titre de l’article, « Légende détruite », est particulièrement explicite sur l’intention
|
![]() Les boutiques cgb.fr Des dizaines de milliers de monnaies et billets de collection différents disponibles. Tous les livres et fournitures numismatiques pour classer vos monnaies et billets. ![]() Les e-auctions - cgb.fr Prix de départ 1 Euro, pas de frais acheteur, les collectionneurs fixent le prix de l'article ! ![]() Le Bulletin Numismatique Retrouvez tous les mois 32 pages d'articles, d'informations, de photos sur les monnaies et les billets ainsi que les forums des Amis du Franc et des Amis de l'Euro. ![]() Le e-FRANC Retrouvez la valeur de vos monnaies en Francs. De la 1 centime à la 100 Francs, de 1795 à 2001, toutes les cotations des pièces en Francs. |

cgb.fr - 36,rue Vivienne - F-75002 PARIS - FRANCE - mail: blog@cgb.fr
Mentions légales - Copyright ©1996-2014 - cgb.fr - Tous droits réservés