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Les circuits monétaires de la traite négrière, par Gildas Salaün | 04/10/2017 Informations Les circuits monétaires de la traite négrière Beaucoup de choses ont été écrites sur l’argent et les profits tirés de la traite négrière, mais rares sont les études consacrées aux flux monétaires générés par celle-ci. Pourtant, une approche mondiale des circuits monétaires de la traite permet, dans une démarche d’histoire globale, de révéler la mécanique de ces flux commerciaux et leur extension réelle. Dans le prolongement de la théorie mercantiliste énoncée au XVIème siècle, la pensée économique développée par le Surintendant des Finances Colbert (1619-1683) vise à favoriser l’entrée des métaux précieux dans le royaume grâce à une balance commerciale excédentaire. On pourrait la résumer ainsi : la richesse et la puissance d’un pays se mesurent à l’aune des quantités d’or et d’argent dont celui-ci dispose.
La priorité : attirer le métal argent…
À cette époque, c’est l’Amérique espagnole qui est la plus grande productrice d’argent, grâce à ses mines du Mexique, du Pérou et de Bolivie. En 1792, le député Louis Marthe de Gouy estime la production annuelle des mines d’argent espagnoles du Nouveau Monde à cent vingt millions de livres tournois, soit environ cinq cent quatre-vingt tonnes de métal ! Cette « prime à la piastre » est due à ce qu’en France, plus que dans n’importe quel autre pays d’Europe, l’argent était surévalué par rapport à l’or. En effet, depuis le milieu du XVIIIème siècle en France, il ne fallait que quatorze grammes d’argent et 5/8e (soit 14,625g) pour faire un gramme d’or, contre quinze grammes et 1/8e (soit 15,125g) en Angleterre et quatorze grammes et 7/9e (soit 14,778g) en Hollande. C’est pour cela qu’un énorme système d’importation des piastres en France s’est alors organisé. Ce trafic s’appuyait principalement sur la vente des esclaves à Saint-Domingue, mais aussi sur le commerce en droiture de produits venus de la métropole, souvent revendus en contrebande dans la partie espagnole de l’île… Saint-Domingue, surnommée « la perle des Antilles », devint alors rapidement la destination prioritaire du commerce atlantique, allant jusqu’à représenter 85% du trafic entre Nantes et les Antilles en 1786 ! La dissimulation des piastres étant chose aisée, il est impossible de connaître les quantités réellement importées en France : 200.000 pièces par an d’après l’abbé Raynal, 1.000.000 d’après Hillard d’Aubertuii qui est certainement encore très en dessous de la réalité puisque rien que dans les ports de Nantes et Bordeaux 5.713.000 piastres ont été débarquées en 1783 ! À nouveau, Louis Marthe de Gouy estime qu’avant 1783, la France arrivait à attirer une valeur de soixante-dix millions de livres tournois de l’argent extrait de l’Amérique espagnole, puis soixante millions à partir de cette date, dont quarante venaient du seul commerce avec Saint-Domingue !
… le faire fructifier...
Grâce à ces énormes importations, Paris devint alors la principale place de répartition de l’argent métal en Europe. Une petite part des piastres est assez rapidement revendues à l’Allemagne et l’Autriche pour permettre la frappe des thalers, notamment ceux à l’effigie de l’impératrice Marie-Thérèse. Mais, les piastres sont surtout refondues localement et servent à alimenter les ateliers monétaires français, en particulier ceux de Paris, Bayonne, Bordeaux, La Rochelle, Perpignan et plus encore Nantes, où le bâtiment de la Monnaie fut considérablement agrandi en 1718-1720 au point de devenir le plus vaste de France. Par cette opération, l’enrichissement du royaume était assuré conformément à la théorie colbertiste. Les sommes en jeu étaient si conséquentes qu’elles imposaient des cadences de frappe effrénées… Un mémoire établit en 1786 l’illustre d’ailleurs parfaitement puisqu’il rapporte que « l’écu fabriqué […] à Perpignan est mis dans la circulation trois jours après que la piastre dont il provient est entrée en France » ! Cependant, les ateliers de la métropole n’étaient pas les seuls à bénéficier de cette manne métallique. En 1736 en effet, après maintes négociations, la Compagnie des Indes avait obtenu du Grand Mogol de Delhi le privilège d’émettre des roupies d’argent dans son atelier monétaire installé à Pondichéry. Celles-ci ne se distinguaient des roupies d’Arcate (capitale du nabab du Karnataka) que par un croissant de lune, marque distinctive de la Monnaie de Pondichéry, et passaient donc pour d’authentiques pièces indiennes. Or, la frappe des roupies à Pondichéry s’avéra même plus rentable encore que la revente des fameux tissus d’indiennes ! Par exemple en 1742, le bénéfice annuel d’exploitation de la Monnaie de Pondichéry s’élevait à quatre cent mille livres, soit environ 5% du montant de la vente en France de tous les produits venant de l’Inde. Eh bien, cet atelier monétaire de Pondichéry était presque exclusivement approvisionné par la refonte des piastres d’argent venues de l’Amérique espagnole ! Chaque année la Monnaie de Pondichéry transformait en moyenne vingt à vingt-cinq tonnes d’argent en roupies, l’équivalent d’un million sept cent mille piastres, et même deux millions quatre cent mille en 1787 ! Roupie frappée à Pondichéry en 1790 (coll. de l’auteur)
… et éviter qu’il ne reparte !
Or, ces roupies servaient ensuite à la Compagnie pour acheter au meilleur prix des épices et des toiles d’Inde, dont une partie était revendue en France, mais une autre fraction servait de marchandises de traite à échanger contre des esclaves. Mais, peut-être plus important encore, les navires de la Compagnie s’en revenant de Pondichéry passaient obligatoirement par les Îles Maldives, principal pourvoyeur de cauris, ces coquillages utilisés comme monnaie dans bien des contrées bordées par l’océan Pacifique et l’océan Indien, ainsi que dans une large partie du continent africain. Au XVIIIe siècle en effet, les voyageurs européens qui naviguent le long du Golfe de Guinée confirment unanimement que les Africains « se servent de Coris pour monnoye ». à Ouidah, ancienne cité royale située au bord de l’Atlantique sur la Côte des Esclaves au sud de l’actuelle République du Bénin, les populations « ont tant d’estime pour ces coquilles, que dans le commerce : […] ils les préfèrent à l’or », au grand étonnement des observateurs européens. Le cauri était même la devise monétaire de Ouidah* et servait dans toutes les transactions, aussi bien l’achat de menus biens et services indispensables aux marins en escale, qu’aux transactions importantes comme l’acquisition d’esclaves. Or, aux Maldives les cauris s’achetaient à seulement six sols la livre, alors qu’ils s’échangeaient pour une valeur de trente-cinq sols la livre le long de la Côte des esclaves ! Rapporter des cauris au royaume de Ouidah était donc à la fois indispensable et extrêmement rentable pour les négriers qui là s’en « servent fort avantageusement pour le commerce »… D’autant que le prix généralement observé durant la seconde moitié du XVIIIème siècle était de quatre-vingt mille cauris par « esclave mâle », la moitié pour les femmes et les enfants. Aussi, les capitaines négriers se devaient-ils d’arriver à Ouidah les cales pleines de cauris. C’est pour cela que ces coquillages formaient souvent la masse principale de marchandises de traite importées et exportées depuis Nantes et surtout Lorient. Par exemple, le navire Le Saturne quitte Nantes pour la Côte de Guinée en juin 1789** en emportant près de trente-cinq tonnes de cauris dans ses cales ! Même si cela semblait curieux aux Européens, l’usage local des cauris comme devise de référence et comme moyen de paiement quasi exclusif entrait en parfaite résonnance avec le dogme colbertiste puisqu’il limitait les sorties d’argent métal pour l’achat des esclaves, sans compter qu’il réduisait la nécessité de constituer, puis d’acheminer, un large assortiment de marchandises de traite. Cet usage monétaire particulier du cauri explique ainsi en grande partie pourquoi le royaume de Ouidah a attiré tant de négriers français, dont trois cent expéditions venues de Nantes. Ainsi, comme des petits cailloux blancs, les circuits monétaires nés de la traite négrière permettent de reconstituer l’orientation générale du grand commerce international français du XVIIIème siècle dont la pierre angulaire était Saint-Domingue. Ils révèlent les axes stratégiques majeurs de ce que l’on appelait alors le « commerce circuiteux » et expliquent l’organisation géographique du négoce français dont la fonction essentielle était d’enrichir le royaume en argent métal. Jusqu’à la fin du Siècle des Lumières, le hasard n’avait que peu de prise sur le commerce extérieur français qui demeura fortement influencé par la doctrine colbertiste. Ce sont les bouleversements politiques de la fin du siècle, guerre d’indépendance des états-Unis, Révolution française, Révolution haïtienne, qui vont mettre un terme à ce bel ordonnancement rêvé par Colbert. L’avènement des valeurs humanistes mettait fin à l’ère de la seule valeur marchande de l’Homme. Gildas Salaün Bibliographie :
*Gildas Salaün, « L’utilisation monétaire des cauris au royaume de Ouidah (Bénin) », http://blog.cgb.fr/cauris-et-traite-negriere-au-xviiie-siecle,7227.html **Archives Départementales de Loire-Atlantique 1 J 681. |
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