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Cauris et traite négrière au XVIIIe siècle

| 16/01/2015
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L’utilisation monétaire des cauris au royaume de Ouidah (Bénin)

 Le cauri, appelé Monetaria moneta par les naturalistes, est assurément la paléo-monnaie la plus commune. Et pour cause… Ce petit coquillage, qui se trouve en quantité dans l’océan Pacifique et l’océan Indien, est utilisé comme instrument monétaire en Chine dès la dynastie Shang (1600 à 1046 av. J.-C.). Son utilisation monétaire s’étend ensuite jusqu’à concernée la majeur partie de l’Afrique, où il serait aujourd’hui encore employé en complément du franc CFA dans certains pays 1.

 

Cauri, ou Monetaria moneta (© Wikipédia) 

Mais, si cet usage monétaire des cauris est indiscutablement établi et confirmé, les informations quant à son utilisation pratique, quotidienne, sont extrêmement rares. Par exemple, quel était le pouvoir d’achat d’un cauri ? Y avait-il des multiples ?

L’aire concernée ne permet pas d’apporter de réponse globale valable, mais on peut apporter des éléments de réponse par secteur. A ce titre, Ouidah, ancienne cité royale située sur « la Côte des Esclaves » au sud de la République du Bénin, constitue un cas des plus édifiants. En effet, la lecture attentive, et critique, des tomes XIV et XV de l’Histoire générale des voyages de l’abbé Prévost 2, publiés en 1748, permet d’en extraire des informations de première importance.

 

Carte de la « Côte des Esclaves », où se trouvait le royaume de Ouidah (extraite de l’Histoire générale des voyages t. XIV p. 249)

 

 Le cauri, que l’abbé Prévost appelle buji, « est la monnoye la plus commode pour le trafic des denrées (…). Il ne faut pas oublier, dans le voyage de Juida, de se pourvoir de bujis » (t. XIV p. 320). Le cauri constitue la valeur de référence des échanges et leurs utilisateurs « ont tant d’estime pour ces coquilles, que dans le commerce (…) ils les préfèrent à l’or » (t. XIV, p. 297).

A cause d’une valeur libératoire unitaire très faible, les cauris sont le plus souvent utilisés par multiples. Ils sont alors percés et enfilés sur des cordons adaptés. Prévost en décrit trois principaux, dont il donne l’appellation en langue locale et en portugais 3 (t. XIV, p. 296) :

  • 40 cauris font un senre, que les Portugais appellent toquos.

  • 5 senres, soit 200 cauris, font un fore, que les Portugais appellent gallinha.

  • 200 senres, soit 8 000 cauris, font un guibatton, que les Portugais appellent alkove.

Il s’agit donc bien là d’un véritable système monétaire, structuré, grâce auquel les « Nègres achètent & vendent entr’eux toutes sortes de marchandises, comme on le fait en Europe avec l’or, l’argent & le cuivre. » (t. XIV, p. 297).

C’est en outre, un système monétaire contrôlé et garanti par l’Etat puisque la qualité des senres, fores et guibattons est vérifiée sur les foires et marchés par « un Grand du Royaume, nommé Konagongla, chargé du soin de la Monnoie ou des bujis (…). Cet officier examine les cordons ; & s’il trouve une coquille de moins, il les confisque au profit du Roi » (t. XIV, p. 292-293). Prévost s’enthousiasme même devant l’organisation des foires et marchés de Ouidah, parfaitement « réglés avec tant d’ordre et de sagesse, qu’il ne s’y passe jamais rien contre les loix (…). Il est permis à ceux qui achètent de marchander aussi longtems qu’il leur plaît, mais sans tumulte et sans fraude » (t. XIV, p. 292).

 

Cauri, détail d’une planche t. XIII p. 294. Prévost en donne cette description : « petites coquilles d’un blanc de lait, & de la grandeur d’une olive » (t. XIV p. 295).

 De manière logique, le cauri est le principal indicateur de la richesse à Ouidah. Les habitants évaluent en effet « leurs richesses par le nombre d’esclaves & de bujis qu’ils possèdent » (t. XIV, p. 297).

Un change avantageux

 Les Européens s’en « servent fort avantageusement pour le commerce de Guinée et d’Angola » (t. XIV p. 295). « On les apporte des Indes Orientales en pelotons bien enveloppés ; mais les Anglois & les Hollandois les mettent dans des barils, pour la facilité du transport en Guinée » (t. XIV p. 296). Y avait-il un « taux de change », ou du moins une équivalence, entre le cauri et les monnaies européennes ? Oui, sans l’ombre d’un doute.

Qu’en était-il de la livre tournois française ? Prévost est très clair, en 1724 « cinq gallinas de bujis, font environ quatre livres de France » (t. XIV p. 337). En d’autres termes, 1 000 cauris font environ 960 deniers tournois, soit une parité quasiment parfaite entre le cauri et le denier tournois ! Ce que confirme encore la remarque « trois bujis, reviennent à moins d’un liard 4 » (t. XIV p. 330). Mais, le plus important est de constater que ces « quatre livres de France » correspondent parfaitement au cours du nouvel écu d’argent, dit « aux huit L », introduit par Louis XV en septembre 1724. Ainsi, un écu d’argent équivaut à 1 000 cauris.

 

Cet écu aux huit L frappé en 1724 équivaut à 1 000 cauris.

 Il ne faut cependant pas oublier qu’en Europe, le cauri demeure avant tout « une marchandise de traite », et le « prix de ces utiles bagatelles augmente ou diminue en Angleterre & et Hollande, suivant leur abondance ou leur rareté » (t. XIV p. 295).

L’évolution de l’autre indicateur de richesse de Ouidah, l’esclave, révèle comme un « renforcement du cours » du cauri dû à la présence accrue des négriers européens au milieu du XVIIIème siècle.

En effet, les profits colossaux tirés du commerce avec les Européens, notamment par la vente d’esclaves, incitent les autorités locales à ouvrir « leur port à toutes les nations. Il en résulte un effet très désavantageux pour la Compagnie Angloise d’Afrique : le prix des esclaves, qui était anciennement réglé pour elle, à trois livres sterling par tête, est monté ces derniers tems jusqu’à vingt » (t. XIV p. 291), en passant par « quatorze livres sterlings par tête » en 1724 (t. XII p. 87). Cette importante hausse du « cours » de l’esclave est confirmée par l’augmentation de son prix exprimé en cauris. En effet, alors que le prix « des esclaves devoit être de huit mille » cauris (t. XII p. 100), soit un guibatton, en 1724, celui-ci monte peu avant 1748 jusqu’à « quatre-vingt mille bujis » (t. XIV p. 297), soit dix guibattons !

Par ailleurs, il faut noter que plusieurs sources archivistiques françaises s’accordent pour indiquer que le prix d’un esclave à Ouidah s’établit autour de 480 livres tournois durant la seconde moitié du XVIIIe siècle 5. Ainsi, si 80 000 cauris correspondent à 480 livres tournois, le cauri équivaut à 1,44 denier. Mais surtout, comme l’écu d’argent français a été réévalué à six livres tournois, 480 livres font désormais précisément 80 écus. A nouveau donc, un écu vaut 1 000 cauris ! Ainsi, l’équivalence, pour ne pas dire la parité, entre le cauri et la monnaie française a été stable durant le XVIIIe siècle 6. Dès lors, on peut décliner les équivalences entre les valeurs de Ouidah et les pièces françaises : un guibatton vaut un double louis d’or et un fore est égal à un cinquième d’écu. Troublante concordance, mais surtout très pratique, et ce n’est probablement pas un hasard…

 

Ce cinquième d’écu de Louis XV, émis à La Rochelle en 1770 pour 24 sols, équivaut à un fore de Ouidah, soit 200 cauris.

 

 

Ce double louis d’or de Louis XVI, émis à Nantes en 1786 pour 48 livres tournois, équivaut à un guibatton de Ouidah, soit 8 000 cauris. Il en fallait dix pour acheter un esclave.

 L’emploi des cauris par les Européens s’avère en outre des plus rentable à Ouidah, puisqu’ils « ne coutent qu’un schelling la livre, & qui se revendent ici deux schellings et demi » (t. XIV p. 320). Et Prévost insiste « à cette distance de l’Europe, l’or ou l’argent monnoyé ne fait jamais un commerce avantageux » (t. XIV p. 320). Rappelons en outre, que l’argent monnayé est encore absent des côtes d’Afrique de l’ouest. Il n’apparaîtra que dans le courant du XIXe siècle sous la forme notamment des fameux thalers de Marie-Thérèse. Au XVIIIe siècle donc, point de monnaies sonnantes et trébuchantes sur la Côte des Esclaves.

Il apparaît ainsi clairement que l’utilisation des cauris par les négriers Européens à Ouidah, répondait autant à un souci de rentabilité, qu’à une obligation commerciale. Certes, en Europe ces cauris ne représentaient rien de plus que d’« utiles bagatelles », mais à Ouidah il s’agissait bien de la devise locale. Pour acheter des esclaves, comme toute autre marchandise, il était indispensable d’en avoir les cales pleines. Bien entendu dans les transactions, l’appoint en marchandises était monnaie courante, mais on est loin du troc de « pacotilles » souvent évoqué, non sans une certaine condescendance.

Combien ça coûte à Ouidah ?

Prévost donne plusieurs indications de prix. Celles-ci ne concernent, et c’est bien logique, que les denrées indispensables à la subsistance des Européens en escale : la nourriture et la boisson essentiellement.

Prévost rapporte que sir Thomas Philipps achète un cheval pour quatre livres sterling (t. XV p. 93), soit à peu près cent livres tournois, ce qui est un prix assez élevé. Il en va de même pour les bovins, « car on achète un bœuf ou une vache pour dix risdales 7 » (t. XV p. 93), soit dix écus, ou soixante livres tournois ! Rappelons que sous Louis XV, une vache se vend entre trente et trente cinq livres tournois, soit cinq à six écus, sur le marché de Vannes (Morbihan). C’est probablement la rareté de ces animaux qui explique ces prix tout à fait comparables à ceux pratiqués en Europe à la même période. Cependant, le recours au troc de marchandises peut s’avérer des plus économique, car le même Thomas Philipps « ne paya pour une vache que vingt schellings d’Angleterre en marchandises » (t. XV p. 93-94), soit quatre écus, ou vingt quatre livres tournois environ.

 En revanche, les ovins, très nombreux, sont bien meilleur marché. En effet, un mouton coute entre « huit gallinas » (t. XIV p. 319) et deux écus (t. XV p. 93), soit 1 600 à 2 000 cauris. Un porc vaut un à deux écus. « Cinq poules valent un écu. Une douzaine d’oiseaux sauvages (…) reviennent au même prix » (t. XIV p. 320), et il en va de même pour une chèvre (t. XV p. 93). Enfin, les poulets, qui « sont dans une abondance incroyable », ne s’échangent qu’à « six sols en marchandises & trois sols en argent » 8 (t. XV p. 100).

Pour des raisons sanitaires, la bière est la boisson principale, presque exclusive même. En effet, « tous les habitants (…) boivent uniquement de la bière, parce que l’eau (…) est si froide et si crue, qu’elle ne peut être que fort malsaine (…). On n’en sçauroit boire quatre jours sans gagner la fièvre ». Aussi, la bière constitue-t-elle un poste de dépense important des marins faisant escale à Ouidah. « Les femmes du Pays entendent fort bien l’art de brasser (…). Elles en composent une qui vaut la bière forte de Hollande, mais qui se vend une risdale le pot, tandis que la bière commune se donne à trois sols » (t. XV p. 91). Selon la qualité, c’est donc un ratio de 1 à 40 qui est pratiqué sur les prix de la bière.

Enfin, il est une dernière dépense chère aux marins en escale… Comme dans tout port important, « les filles de débauche sont en fort grand nombre dans le Royaume de Juida (…). Le prix ordinaire, presque établi, est de trois bujis, qui reviennent à moins d’un liard » (t. XIV p. 330). Ce qui n’est vraiment pas cher…

Il apparaît ainsi clairement qu’à Ouidah, comme partout ailleurs, c’est avant tout le jeu de l’offre et de la demande qui détermine les prix et les relations commerciales. Nous ne sommes pas à l’ère de la colonisation et les Européens doivent ici se plier aux règles du commerce. D’ailleurs, Prévost dit à plusieurs reprises qu’à Ouidah, les Européens devaient respecter les lois et les coutumes locales, il en allait de leur sécurité et de la prospérité de leur négoce 9. Ils devaient même se soumettre à l’impôt, puisque « les Rois de Juida ont établi depuis longtems à tous les gués une sorte de douane ou tous les passants sont obligés de payer deux bujis ou kowris. Les Grands du Pays & les Européens mêmes ne sont pas exempts de ce droit » (t. XIV p. 276).

 

Jeton de René Darquistade, premier négrier devenu maire de Nantes en 1735 10. Plus de 300 expéditions négrières nantaises rallient Ouidah au cours du XVIIIe siècle.

 

1 Information http://fr.wikipedia.org/wiki/Monetaria_moneta. Sur l’utilisation monétaire des cauris, voir : http://www.citedeleconomie.fr/Les-cauris.

2 Abbé Prévost, Histoire Générale des Voyages, ou Nouvelle Collection de toutes les relations de Voyages par Mer et par Terre, qui ont été publiées jusqu’à présent dans les différentes langues de toutes les nations connues, Paris, 1748. Voir : http://expo-recits-de-voyage.edel.univ-poitiers.fr/lumieres/l-histoire-generale-des-voyages-abbe-prevost.html.

3 Car les Portugais sont implantés en nombre et depuis très longtemps dans la région de Ouidah.

4 Rappelons qu’un liard représente un quart de sou, soit trois deniers.

5 Serge Daget, La Traite des Noirs, éditions Ouest-France,‎ Rennes, 1990. Voir la page 143.

6 Une telle stabilité a déjà été observée à la même période entre la France et d’Inde. La cache, unité monétaire de base à Pondichéry, valait un denier un quart. Voir Gildas Salaün, « Contribution à l’histoire monétaire de l’Inde française », Annales de la Société Bretonne de Numismatique et d’Histoire, 2003, page 64 à 67.

7 Déformation de rixdale, du néerlandais Rijksdaalder, mot générique désignant un « écu d’argent ».

8 On voit ici que le troc n’est pas systématiquement rentable.

9 Voir par exemple t. XV p. 111.

10 Daniel Cariou, « Jetons des négriers nantais », Annales de la Société Bretonne de Numismatique et d’Histoire, 1992-1993, page 50 à 54.

 

Gildas Salaün

Chargé des collections de numismatique, sigillographie, ethnographie africaine et océanienne. Grand patrimoine de Loire-Atlantique

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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